Conte des trois Marie

Elles étaient trois Marie, les trois Marie de Locquirec.

La plus vieille, Marie Hameri, dite Marie la boiteuse, ne lâchait pas sa canne et clopinait
sur trois pattes du matin au soir. Visage sévère, lèvres serrées sur un perpétuel sourire à
l’envers, et, curieusement, des yeux clairs pétillants de malice qui laissaient perplexes ses
interlocuteurs quant à sa véritable humeur.

La seconde Marie avait épousé un pêcheur, Alan Stivel, un doux rêveur qui, lorsqu’il n’était
pas en mer, traînait sur la lande de Keraël avec sa petite harpe et semait des notes aux
quatre vents.
Brise de mer, chants joyeux qui donnaient envie de valser en claquant des sabots sur les
pierres des chemins.
Brise de terre, les airs se faisaient plus graves et c’étaient les vagues qui rythmaient la danse
de coups sourds en éparpillant leur écume sur les rochers de la côte.
Les jours de tempête, les notes se perdaient dans les feulements du vent.
La Marie, quant à elle, réservait ses inspirations musicales pour l’harmonium de l’église et,
jouant de ses deux pédaliers, accompagnait fêtes et deuils. Elle élevait une joyeuse
marmaille à la « va comme j’te pousse », nourrissant, lavant et raccommodant les vêtements,
bordant les plus petits le soir quand ils s’effondraient de fatigue d’avoir toute la journée
couru les chemins.

La plus indomptable des enfants Stivel, on l’appelait la Marie des plages, sûr qu’on était de la
trouver sur l’une ou l’autre grève du pays, pieds nus dans les flaques ou dans les vagues et
répétant à toute personne qui croisait sa route : « Dis, c’est quand la marée haute ? »
Mais elle n’attendait pas la réponse et s’échappait en riant, secouant ses boucles brunes
emmêlées et poissées par les embruns.
C’était la préférée de la vieille, on les voyait souvent lors des repas du soir, assises l’une en
face de l’autre se mesurer du regard et soudain partir en fous rires que personne ne
comprenait. Seule la mère, debout devant la cheminée, suspendait ses va-et-vient entre la
marmite et la table et les fixait d’un œil complice.

C’étaient les trois Marie, les trois Marie de Locquirec.

Et malgré leurs caractères fantasques, elles faisaient partie du pays, ni plus ni moins que les
pierres dentelées de la plage de Pors ar Villiec ou que les mouettes qui survolaient l’église en
poussant leurs cris gouailleurs. On ne s’était jamais demandé ce qui leur trottait dans la tête.
D’ailleurs, on ne se posait pas de question, ni à propos des trois Marie, ni à propos de
quiconque. La vie s’écoulait, de la naissance à la mort, on n’y pouvait rien changer.

Ce fut donc la surprise suivie de l’incompréhension lorsqu’elles disparurent.

Au soir d’une journée de printemps, pendant laquelle s’étaient succédé averses cinglantes et
coups de vent, après le souper, la mère avait mis à sécher bottes et cirés de toute la famille,
avait couché les plus jeunes comme à l’accoutumée. Puis elles étaient sorties toutes les trois,
sans une parole, l’aïeule appuyée sur sa canne, la Marie des plages à ses côtés, et la mère
refermant soigneusement la porte derrière elles.
Le lendemain matin, on s’était aperçu que la barque du père n’était plus à quai, et que ses
filets, sa voile et l’ancre avaient également disparu.
On chercha d’abord dans le village puis sur le port, interrogeant les marins restés tard à la
taverne. On s’aventura sur la lande, on passa au peigne fin les plages et les pointes de
rochers, de la plage de Poul Rodou à l’estuaire du Douron.
Le curé fit dire une messe, pensant à la perte de son organiste. Qui allait pouvoir le seconder
et accompagner ses fidèles pendant les prières ?
On eut pitié du père, vite débordé devant les pleurs de sa progéniture affamée. Des voisines,
une tante, prirent le relais pour tenir sa maisonnée et éduquer ses enfants. Mieux nourris et
envoyés à l’école, ils engraissèrent et perdirent leur vivacité.
N’ayant plus sa barque, le père trouva de l’embauche au port, à nettoyer les quais et la
jetée, aidant à décharger les bateaux qui accostaient. Il n’avait plus le temps de rêvasser.
Ce fut bien plus tard qu’il se rendit compte de la perte de sa harpe…

Les trois Marie, personne ne les a jamais revues.

On raconte cependant que, certains soirs de pleine lune, les promeneurs qui passent sur la
lande au-delà de la plage des Sables Blancs s’arrêtent, intrigués. Le vent du large apporte,
avec les senteurs d’algues et le bruit du ressac, des sonorités cristallines où se mêlent notes
de harpe et rires enfantins.


Catherine L, Locquirec, À la suite des contes et légendes (juillet 2022)

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